• L'homme au trou (nouvelle)

     

    Il y avait un homme qui avait un trou. 

    Ca ne lui faisait pas mal, juste peut-être un peu froid quand passait un courant d’air, mais il suffisait qu’il fût habillé pour ne pas les sentir.

    Le trou était au milieu de son ventre, là où se situe normalement le foie. En se plaçant selon une perspective précise, on pouvait voir le jour à travers, car le trou était grand : on était immédiatement étonné qu’un trou aussi important puisse se trouver au milieu d’un tel homme. On aurait pu y passer le bras. Un enfant de douze ans aurait pu sauter à travers s’il n’avait craint de passer pour un animal de cirque.

    Cet homme ne vivait pas, on s’en doute, comme les autres hommes. Il lui fallait, à chaque instant de sa vie, emmener son trou partout où il allait. Quand il fréquentait des personnes qui ignoraient cette particularité de son anatomie, il faisait semblant de rien, ce qui n’est pas chose facile quand on a un trou de cette taille. Quand, au contraire, il était avec ses proches, il essayait de ne pas les ennuyer avec les problèmes divers qu’entraînait cette infirmité : il aurait eu peur de les lasser. Ces problèmes n’étaient pas digestifs, ni fonctionnels : il ignorait comment sa colonne vertébrale est ses viscères se débrouillaient, mais tout cela fonctionnait parfaitement. Tout au plus ressentait-il, à partir de vingt-trois heures, une légère lassitude, mais vous conviendrez que cela est un phénomène assez répandu.

    Non : tout le mal venait de ce qu’il sentait le trou. Non pas douloureusement, comme d’une blessure, mais il le sentait, jusque dans son âme, et à chaque instant. « Bah !, me direz vous, il n’avait qu’à faire comme s’il n’existait pas, et tout sera dit ! » (A propos, avez-vous remarqué qu’on ne dit jamais « bah ! » dans la vraie vie ?) Mais là, justement, résidait la douleur de notre homme : il n’y parvenait pas. Il pensait à son trou, tout le temps, du réveil au coucher, et la nuit il en rêvait.

    Cet état l’amenait souvent à une grande mélancolie. Il essayait alors de se distraire, en allant au cinéma, par exemple, ou en se promenant en forêt. Mais quoi qu’il fît, le trou était toujours là, il le suivait en quelque sorte, comme vous précède votre nez et vous succède votre derrière.

    Il lui arriva de consulter des spécialistes. Ils avaient d’abord cette attitude très détachée du psychiatre qui écoute les folies d’un patient, mais quand ils l’examinaient, ils étaient bien obligés de constater la réalité de ce qu’il décrivait. Ils avaient alors des réponses diverses. Les plus anciens, ceux qui en ont vu d’autres et à qui on ne la fait pas, lui tapotaient gentiment l’épaule avec des paroles rassurantes : « Allons, mon vieux, vous vous portez comme un charme. N’y pensez plus, et voilà tout… » D’autres, impressionnés par une monstruosité qu’ils n’avaient jamais vue décrite dans aucun manuel de médecine, le renvoyaient à un autre spécialiste. Ainsi, de médecin en médecin, il finit par arriver dans le cabinet d’un chirurgien esthétique qui lui proposa de greffer un lambeau de peau de fesse sur son ventre pour masquer le trou. Mais il savait que, même invisible, le trou serait toujours là et que cela ne servirait à rien. Il arrêta donc de fréquenter les cabinets médicaux.

    Quelqu’un lui conseilla la psychanalyse : on n’a jamais rien inventé de mieux pour en finir avec ses conflits internes, lui dit-on. Et interne, ça l’était, puisque c’était au milieu de son ventre. Il alla donc, pendant plusieurs années, parler de son trou deux fois par semaine en s’allongeant devant un monsieur qui ne disait pas grand chose. Cela lui coûta fort cher et ne changea rien ni à son trou, ni à sa peur du trou. Un jour, il osa en faire part au digne disciple de Freud qui lui répondit : « l’essentiel n’est pas la guérison, mais de mener à son terme votre psychanalyse ». Peu après, il estima que c’était chose faite, et il repartit avec un trou supplémentaire : celui de son budget.

    Il ne déplaisait pas aux femmes, étant par ailleurs d’un physique agréable. Mais il était incapable de se montrer nu devant elles, et vous comprendrez à quel point cela constituait un handicap dans sa vie sentimentale. Il avait beau user d’artifices et de ruses diverses, les femmes d’aujourd’hui ne peuvent se contenter très longtemps de longues promenades ou de billets doux : fatalement, et peu de temps après le premier baiser, elles en demandaient plus. Il essaya de s’en sortir par divers artifices. A l’une, il déclara qu’il avait sur la poitrine une si vilaine cicatrice qu’il préférait ne pas lui montrer. Hélas, lors de leurs ébats amoureux, le maillot qu’il avait eu soin de garder se releva assez pour que la jeune fille vît le plafond à travers son amant. Elle éclata alors d’un rire dément qui fit instantanément disparaître de son corps ce qui en lui était saillant, et la jeune femme ne put éteindre son fou rire qu’après que la lumière le fût. A l’autre, il déclara franchement qu’il avait un trou au milieu du corps. La femme, plus mûre, l’écouta avec compassion, l’assura que cela ne la gênait pas, que chacun porte sa croix en ce monde et que les hommes parfaits n’existent pas. Rassuré, il laissa advenir ce qui devait advenir, et décida de ne rien cacher. Après tout, une femme qui l’aimait devait l’aimer avec son trou, sinon elle n’avait rien à faire dans sa vie. Cette belle résolution prise, il se montra à elle franchement, dans le plus simple appareil. La réaction fut immédiate : la femme écarquilla les yeux, éclata en sanglots et partit au plus vite en s’excusant entre deux reniflements. Ce jour là, l’homme au trou crut que sa vie sexuelle était terminée à tout jamais. Il se trompait : à quelque temps de là, une jolie collègue de travail, au bureau ou il oeuvrait comme perforateur de cartes, lui fit des avances non dissimulées. Il commença par faire celui qui les ignorait, si grande était sa peur de montrer à qui que ce fût son manque d'estomac. Et pourtant il la désirait, si fort qu'en ses fantasmes les plus fous, il rêvait de son corps, se représentant sa peau nacrée, ses volumes divins, et, au plus intimes de ses rêves, un certain trou qu'elle avait, elle aussi, particularité qu'elle partageait, par contre, avec ses consœurs. « Et voilà, se disait-il, il suffit de ne pas être comme les autres, et c'est la catastrophe. Si tous les hommes avaient, comme moi, un trou au milieu du corps, ça ne me poserait aucun problème. Ce serait peut être même, pour les femmes, un atout de séduction supplémentaire. » Mais voilà, ce n'était pas le cas.

    Alors il rentrait chez lui, chaque soir, en rêvant à sa belle collègue à la poitrine si saillante, et pleurait dans son lit en maudissant le trou, allant dans son désespoir jusqu’à y fourrer son oreiller pour se sentir plein. En vain.

    Cette dame n'étant pas bête, elle comprit qu'il avait du désir pour elle, et que quelque chose l'empêchait de se déclarer. Elle voulut savoir. Elle se fit plus explicite, et lui plus intimidé. Que faire ? Se disait-elle, craignant de passer pour une dévergondée si elle passait la première à l'offensive.  Elle décida de lui tendre une embuscade.

    A la sortie du travail, un soir, elle le pria de l'aider à changer une roue de sa voiture, qu'elle avait eu soin de dégonfler préalablement. Quel mâle serait assez mufle pour refuser un tel service ? En réalité, l'accès des femmes à la conduite des automobiles a certainement fait plus pour les aider à s'exprimer qu'on pourrait le supposer à première vue. L’homme au trou, ravi, s’exécuta : rien de mieux qu'un tel exercice pour montrer des muscles saillants en pleine action, son savoir-faire en matière d'érection de cric et la force physique dont peut faire preuve un homme troué aussi bien qu'un autre. L'opération fut menée à bien en quelques minutes. Il ne restait plus qu'à l'inviter à se laver les mains chez elle, et le tour était joué. « Bah ! (encore!), se dit-il, qu'est ce que je risque? Je n'ai pas de trous aux mains.»

    Une fois chez elle, mains lavée, thé bu et banalités d'usages dites, elle lui suggéra que s'il allait un peu plus loin que l’exige la collégialité, eh bien elle ne lui en voudrait peut être pas. Il la prit dans ses bras et ce fut un long, enivrant, fougueux baiser, dont il crut qu'il ne finirait jamais, c'est ce qu'il espérait, du moins. Quand ils détachèrent leurs bouches l'une de l'autre, elle se pelotonna contre lui en murmurant :

    « prends-moi dans tes bras et serre moi fort... »

    A ce moment, Cupidon, lui décocha une flèche qui l'atteignit dans le dos. Tout autre se serait écroulé, victime de la catastrophe qui consiste à aimer sans retour. Mais la flèche, passant au beau milieu de son corps, alla se ficher dans le cœur de la belle, qui sut alors qu'elle l'aimerait toujours, et que même ses béances lui seraient désirables.

    Ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d'enfants troués.

    Bah…

     

    Bernard Leroux, juin 2000.

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